9 janvier 2021
Alexandre Nanot

Jean 2.4 : Femme, que me veux-tu ?

Les noces de Cana. Réjouissances et festivités sont au rendez-vous. Jésus et ses disciples sont invités ainsi que Marie, sa mère. En ce temps-là, les noces duraient 7 jours et autant dire qu’il n’était pas question d’être en rupture de vin, cela aurait été un déshonneur pour les organisateurs. Et pourtant, le récit des noces de Cana que Jean nous raconte dans son évangile nous dit que c’est bel et bien ce qui s’est passé. Mais contrairement aux trois autres évangiles dits « synoptiques », Jean n’aborde pas la vie de Jésus selon la même perspective. Son but, nous dit-il, est de nous amener à réaliser que Jésus est le véritable Messie et qu’en croyant, nous ayons la vie par son nom (Jn 20.31). Tel est le fil conducteur qu’il nous faut garder à l’esprit lorsque nous étudions son évangile. Contrairement aux autres, Jean ne mentionne que sept miracles mais ce n’est pas ce mot qu’il emploie, il emploie σημεῖον « signes » car ces sept miracles sont bien plus que cela, ils sont des signes contenant une réalité messianique. Ils sont davantage un langage qu’une action.

Revenons aux noces. Jean nous rapporte un fait important : le vin ayant manqué. Grosse crise de panique en plein mariage. Marie s’adresse à Jésus et lui signale : Ils n’ont plus de vin et ce dernier de lui répondre : Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ? Expression quelque peu étrange que celle que Jésus emploie envers sa mère. Mais voyons d’autres traductions :

S21 : Jésus lui répondit : Que me veux-tu, femme ?

SEM1992 : Écoute, lui répondit Jésus, est-ce toi ou moi que cette affaire concerne ?

PV : Écoute, lui répondit Jésus, en quoi cela nous concerne-t-il, que me demandes-tu ?

FC 1982 : Écoute, lui répondit Jésus, en quoi cela nous concerne-t-il, que me demandes-tu ?
FC 1997 : Mais Jésus lui répondit : Mère, est-ce à toi de me dire ce que j’ai à faire ?
NFC : Mais Jésus lui répondit : Que me veux-tu ?

Pirot-Clamer : Jésus lui dit : Qu’avons-nous affaire ensemble, femme ?

PEU 1995 : Jésus lui répond : Femme, vas-tu te mettre dans mes affaires ?

PEU 2003 : Jésus lui répond : — Femme, pourquoi t’adresses-tu à moi ?

BAY : Jésus lui dit : Qu’importe, femme ?

Hormis la FC 1997 qui pourrait nous faire croire à un manque de respect envers sa mère et la Bayard qui laisserait sous-entendre un désintérêt de Jésus, les autres traductions ne sont pas très explicites au sujet de cette expression idiomatique. En fait, il s’agit d’un hébraïsme, c’est-à-dire une expression juive qui, selon la méthode de traduction employée, littérale ou dynamique, sera rendue différemment.
En réalité, on peut sentir à travers le texte grec et sa traduction, que la réponse du Christ est assez mal rendue. Jésus parlait hébreu et Jean écrit et pense en hébreu. Il s’agit donc d’une tournure de phrase particulière à cette langue, transcrite telle qu’elle et qui devait être comprise aisément de leur temps.

On retrouve cet hébraïsme dans la bouche de Jephté (Jg 11.12), dans la bouche du démon face à Jésus (Mc 1.24 ; Lc 4.34 ; 8.28) et il est utilisé par David (2 Sm 16.10 ; 19.22). Dans ce dernier cas, il peut être mieux compris en le rendant par : Fils de Tserouyah, en quoi cette affaire te concerne ? (voir aussi 2 Rois 3.13 ; 2 Chr 35.21). Enfin, on le retrouve chez la veuve de Sarepta, s’adressant au prophète Élie (1 R 17.18) au sujet de son fils qui vient de mourir.

L’hébreu dit littéralement « quoi, de toi à moi », et signifie simplement : Qu’y a-t-il qui nous concerne tous les deux ? Que me veux-tu ? Mais dans le contexte des noces de Cana et, en considérant l’enjeu christologique, il serait juste de le rendre par : Femme, n’interfère pas dans mes affaires.

Dans « L’Évangile de l’Esprit », l’abbé Alta explique les paroles du Maître comme signifiant à peu près : « Qu’est-ce que cela peut bien nous faire, à l’un comme à l’autre ». Il est évident qu’on ne peut comprendre de tels propos dans la pensée de Jésus et la suite du récit nous le montre. Laissons ce commentaire à l’écart.

Fresque du XIVe dans l’Église du Saint-Sauveur en Géorgie, Tsalendjikha

Cette réponse du Christ à sa mère a donné lieu à des commentaires sans fin. D’aucuns sont choqués que Jésus dise « Femme » à sa propre mère cependant cette expression n’est pas à prendre comme un manque de respect de la part de son fils. Notons simplement que ce moment marque un tournant décisif dans leur relation. En effet, désormais Jésus n’obéira qu’à son Père qui est dans les cieux et à lui seul. Il ne faut donc pas voir une impolitesse mais une formule respectueuse tout comme l’une de ses dernières paroles en croix « Femme, voilà ton fils ! ».

Nous pouvons constater que l’Évangile de Jean se calque à bien des égards sur le livre de la Genèse. On y voit pleins de parallèles et de renvois. Il n’y a qu’à considérer le premier verset de Gn 1.1 et Jean 1.1 et toutes les dualités présentes dans le prologue. Mais concernant ce passage, voici une de mes interprétations :

Jean 2.4 : Femme, qu’est-ce de toi à moi ? En voilà une réponse d’un fils à sa mère. Seulement voilà, Jésus ne se met pas au niveau de fils et il répond à Marie “Femme”. Nous trouvons un lien entre Eve, la première femme Jésus a reconnu dans l’initiative de sa mère le signe que sa mission doit commencer. Guné – Femme dans les langues anciennes a une note de sacralité et de respect, mais le mot perd de sa valeur avec la mentalité méditerranéenne. Si Jésus emploi envers Marie le mot Femme et non Mère, c’est peut-être là une allusion au jardin d’Éden, comme la Femme a incité l’homme au péché, c’est de nouveau une Femme qui incite le nouvel Adam à commencer l’œuvre du salut.

Quelle est donc cette heure ?

Poursuivons la suite de la phrase. Jésus lui répondit : Qu’y a-t-il entre moi et toi, femme ? Mon heure n’est pas encore venue. Son heure ? De quelle heure est-il question ? Dans l’évangile johannique, nous lisons une progression qui rythme le cours de ses trois années de ministère.

  • Jean 2.4 : Mon heure n’est pas encore venue
  • Jean 7.30 et 8.20 : parce que son heure n’était pas encore venue
  • Jean 12.23 : L’heure approche où le Fils de l’homme va entrer en gloire
  • Jean 12.27 : Délivre-moi de cette heure…
  • Jean 13.1 : Jésus sait que l’heure est venue pour lui de passer de ce monde au Père
  • Jean 17.1 : Père, l’heure est venue…

Dès lors, nous comprenons que cette heure est la croix, ce moment tant redouté dont il sait qu’il devra le mener jusqu’au bout (Phl 2.8 ; Hb 5.8). Pour Jean, la croix est un trône d’où le Fils de l’Homme domine sur le monde et sur ses ennemis. Cette heure est celle où son sang doit être versé. Le sang de l’alliance, de la nouvelle alliance. A présent, nous réalisons que, lorsque Marie dit à son fils : ils n’ont plus de vin, celui-ci l’interprète comme étant le moment de s’offrir en sacrifice. Ce vin manquant, Jésus l’annoncera lors de l’institution de la Cène, quand il prendra la coupe de vin et dira : Ceci est le sang de la Nouvelle Alliance. On peut se demander comment Marie comprend cette réponse mais à ce moment du récit, elle reste soumise et obéissante à son Maître.

Jésus fait comprendre à Marie qu’il serait prématuré d’accomplir des miracles qui feraient croire à l’inauguration des temps messianiques. Ces paroles renferment donc une instruction donnée à Marie, plutôt qu’un refus de sa demande : il n’y a donc pas de contradiction entre l’instruction et l’action qu’il accomplit aussitôt après.

Le premier « signe » est riche de sens, car il englobe tous les autres miracles. Le miracle de Cana nous parle de l’achèvement du régime de la loi qui fait place à la grâce. Le vin nouveau est meilleur et il a été réservé pour ce temps. Ce miracle que l’on pourrait évoquer comme un geste prophétique est une anticipation de l’heure de sa mort. Les six jarres furent remplies à ras bord pour nous dire que l’abondance de la grâce est belle et bien supérieure et que nul homme, nulle femme n’aurait le droit de s’en priver car ce si grand salut est gratuit et à portée de tous.

Vous tous qui avez soif, venez !
Isaïe 55.1

Oui, les noces de Cana sont une invitation universelle et tous peuvent venir boire et se désaltérer aux sources du salut.


Timbre poste Vaticane 1988 – Issu du tableau de Paul Veronèse
Les Noces de Cana – Musée du Louvre, Paris

4 Commentaires

  1. Jean-François Jimenez

    Très bonne analyse qui permet de comprendre une expression qui m’a au début de ma lecture de la bible souvent choqué.
    De plus c’est un rappel que jésus était juif et parlait comme un juif.
    On a trop tendance à occidentalisé Jésus.
    Merci Alexandre pour ce travail.

    Réponse
  2. Maud

    Merci à Alain de Benoist pour ce travail.

    Réponse
  3. Vincent

    Merci pour cette étude. Elle donne de la lumière sur un passage de difícil interprétation.

    Réponse
  4. TRAORE Patrick

    En effet ce passage inaugure un changement dans les relations de Jésus avec sa famille. Il faut également avoir à l’esprit Luc 8:21 où Jésus prend encore davantage de distance. La raison nous en est expliquée en Jean7:5 il y avait un problème de foi. non pas de foi dans le fait que Jésus soit le Messie, mais dans la compréhension de la vraie nature de son ministère. Vu sous cette angle là il est plus simple de comprendre la scène du mariage à Cana. Jésus fait remarquer assez sèchement à sa mère que sa demande ne s’inscrit pas dans la mission qui est la sienne. je pense que Jésus était assez direct dans ses réponses comme en Luc 2:49 où il répond déjà sèchement à ses parents qui le cherchent, ou en Matthieu 16:23 ou Jésus clame « Arrière Satan » à un Pierre probablement interloqué. Mais après tout bien normal que Jésus soit direct: il est la vérité!

    Réponse

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Plus d’articles