4 mars 2023
Alexandre Nanot

Juges 11.31 : Jephté ou le voeu regrettable

SACY : et fit ce vœu au Seigneur : Seigneur ! si vous livrez entre mes mains les enfants d’Ammon, je vous offrirai en holocauste le premier qui sortira de la porte de ma maison, et qui viendra au-devant de moi, lorsque je retournerai victorieux du pays des enfants d’Ammon.

Louis NEVEU : Puis Jephté fit un vœu : Si tu veux bien, dit-il, me livrer les Ammonites , le premier à franchir la porte de chez moi pour venir à ma rencontre quand je reviendrai sain et sauf de chez les ammonites, celui-là sera destiné à Yahvé : je l’offrirai en holocauste.

Bayard : Alors il fit un vœu à Yhwh : – Si tu remets entre mes mains les Ammonites, appartiendra à Yhwh et sera par moi offert en holocauste celui qui, le premier, lorsque je reviendrai sain et sauf du combat, sortira des portes de ma maison pour m’accueillir.

NFC : Il fit cette promesse solennelle au Seigneur : Si tu livres les Ammonites en mon pourvoir, la première personne qui sortira de ma maison pour venir à ma rencontre sera pour le Seigneur ; lorsque je reviendrai victorieux de chez les Ammonites, je te l’offrirai en sacrifice complet !

Bible des Peuples : Il fit ce vœu à Yahvé : Si tu livres les Ammonites entre mes mains,le premier qui passera la porte de ma maison pour venir à ma rencontre après ma victoire sur les Ammonites, il sera pour Yahvé et je le sacrifierai par le feu.

Chouraqui : Iphtah voue un vœu à IHVH-Adonaï et dit : Si tu donnes, tu donnes, les Benéi ’Amôn en ma main, celui qui sortira, sortira, des portails de ma maison, à mon abord, à mon retour en paix de chez les Benéi ’Amôn, il sera pour IHVH-Adonaï et je le ferai monter en montée.

Pour bien comprendre le passage en question, il est fortement encouragé de lire tout le chapitre 11 du livre des Juges.

Après cette lecture, on constate tout de suite l’imprudence de Jephté à prononcer un tel vœu. Comme dit le proverbe, il aurait mieux valu pour lui “tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler”, surtout que rien ne l’obligeait à faire un pareil vœu. Était-il bien conscient de ce que la Torah disait : Si tu fais un vœu à l’Éternel, ton Dieu, tu ne tarderas point à l’accomplir : car l’Éternel, ton Dieu, t’en demanderait compte, et tu te chargerais d’un péché (Dt 23.21).
On notera cependant que les personnages de la Bible sont des hommes et des femmes de parole, qui ne se dérobent pas à leurs engagements. Ce qu’ils disent, ils le font. Certes, Jephté parla trop vite, pourtant il exécutera, au bout du compte, ce qu’il aura prononcé.

Reste à savoir ce qu’il a pu accomplir envers sa fille unique. Généralement, on ne retrouve que deux interprétations possibles au sujet de ce vœu. L’une, qui consiste à comprendre que Jephté offrit sa fille en sacrifice, dans le sens de sacrifice humain, et l’autre, à comprendre qu’il offrit sa fille unique en consécration à l’Éternel pour le service du temple, position soutenue par exemple par Gleason L. Archer.

Que Jephté immola sa fille et l’offrit en holocauste, c’est vraisemblablement cette interprétation qui fut adoptée sans la moindre hésitation par l’antiquité juive : Flavius Josèphe et le Talmud vont dans ce sens, et parmi les premiers Pères : Origène, Saint Épiphane, Tertullien, Saint Éphrem, Saint Grégoire de Nazianze, Saint Jean Chrysostome, Théodoret, Saint Jérôme, Saint Ambroise et Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin s’alliera lui-aussi à cette interprétation.
Il faut attendre le Moyen-âge, au XIe siècle pour que les rabbins proposent une autre interprétation, celle de la consécration à Dieu par une virginité perpétuelle. L’exemple des nonnes, soumises au vœu de chasteté au couvent en est un exemple,

La première remarque que l’on peut faire, si l’on regarde les différentes traductions proposées ci-dessus, c’est que la Bible des peuples a traduit d’après sa compréhension du texte. C’est donc une traduction orientée, et qui pose problème, car nous ne sommes plus dans une traduction mais une interprétation, or nous constatons que dans le texte hébreu, le mot “feu” n’apparaît pas.

La deuxième remarque vient de l’emploi du mot “holocauste” dans la grande majorité des traductions. Le terme d’holocauste vient du grec ancien ὁλόκαυτος holókautos. Ce mot se compose de ὅλοςhólos qui signifie « entier » et de καυτόςkautós « brûlé ». Il est compris dans le sens d’un sacrifice où l’offrande est entièrement consumée par le feu. Par la suite, le passage du grec holókaustos vers le latin en holocaustum aboutira en français au mot que nous connaissons : Holocauste. Aujourd’hui, le mot Holocauste fait écho au génocide des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale où plus de six millions de juifs périrent sous le régime nazi, dont une majorité fut exterminée dans les camps et les fours crématoires. Ainsi, quand nous lisons “holocauste” dans le passage de Jephté, nous pensons sacrifice par le feu, ce qu’a fait la Bible des peuples. Or, nous verrons que le texte hébreu, là encore, ne signifie pas cela.

« C’est avec raison que nous revenons à la racine du mot hébreu et non à celui du mot grec, car l’hébreu exprime l’essence fondamentale de ce sacrifice. Jephté, en parlant d’holocauste, ne pense pas à quelque chose qui brûle, mais à quelque chose qui monte (olah). Il n’envisage nullement un sacrifice humain, mais un don total, telle une offrande d’une agréable odeur qui monte vers Dieu. La loi de Moïse donne une longue description des sacrifices qui devaient être offerts à l’Éternel dont certains, il est dit, sont d’une agréable odeur (Lév 1.9-13-17).
A chaque fois, l’offrande est brûlée dans sa totalité, mais l’accent pour ces sacrifices est ailleurs. Il est dans la fumée, dans ce qui monte (olah) et surtout dans l’odeur agréable qui montent vers le Seigneur. L’apôtre Paul reprendra dans un même esprit les notions de sacrifice vivant (Rom 12.1) et d’odeur de vie (parfum; 2 Cor 2.14-16). En parlant de sacrifice, Jephté, comme Paul, pense au service de Dieu. (Le livre des Juges, Daniel Arnold, Éditions Emmaüs – 1995). »

Cela est très clairement exprimé dans l’épisode de Noé, tout juste après le déluge.

Et Noah bâtit un autel à יהוה – l’Éternel. Il prit de toute bête pure et de tout oiseau pur, et il éleva des élévations sur l’autel. Et יהוה – l’Éternel sentit la senteur agréable (Gn 8.20-21)

Nous pourrions aussi consulter la très bonne analyse de la Bible annotée sur ce verset 31 :

« Sera à l’Éternel. Cette expression n’implique pas nécessairement le sacrifice de la vie, mais peut désigner une consécration, comme celle des Gabaonites, au service de la maison de l’Éternel. Ce sont les termes suivants : et je l’offrirai en holocauste, qui ne peuvent s’entendre que d’un sacrifice proprement dit ; seulement avec une réserve possible, celle du rachat stipulé par la loi (Lév 27.2 et suivants) qui consistait dans le paiement d’une somme d’argent pour le sanctuaire et dans l’offrande d’une victime. La question est de savoir si Jephthé en faisant son vœu, pensait uniquement au sacrifice proprement dit ou bien aussi à cette possibilité du rachat.
Dans le premier cas, il faut admettre que les passages, dans la loi, interdisant les sacrifices humains (Dt 12.31 et 18.10) ne lui étaient pas connus, ce qui n’a rien d’étonnant (même si la loi existait déjà comme loi écrite ou comme tradition orale) si l’on se rappelle le genre de vie qu’il avait mené. D’autre part, les sacrifices humains ont toujours été étrangers à la religion israélite, soit en vertu de leur caractère moral, soit par suite de l’enseignement exprimé dans l’histoire du sacrifice d’Isaac.
Il est frappant de voir dans le récit suivant, que la fille de Jephthé ne pleure point sur le sacrifice de sa vie, mais bien sur celui de sa virginité ; car une fois consacrée au service de l’Éternel, elle ne pouvait plus appartenir à aucun homme. Comment d’ailleurs le sacrifice matériel se serait-il accompli ? Jephthé aurait-il conduit sa fille au sanctuaire ?
Mais le souverain sacrificateur n’aurait jamais consenti à l’immoler. L’aurait-il sacrifiée en Galaad ? Mais il n’y avait là ni sanctuaire, ni autel dressé à l’Éternel et Jephthé se montre dans tout le récit franchement adorateur de Jéhovah (versets 9, 11, 21, 23, 29, 30, 35, 36). 
Le deuil de Jephthé et de la jeune fille s’explique suffisamment dans la supposition que dès ce moment, elle fut pour toujours séparée de son père et vouée dans le Tabernacle à l’un des services pour lesquels le travail des femmes était nécessaire (Ex 38.8 ; 1 Sm 2.22). Et pourtant il est impossible de nier que les expressions : Je l’offrirai en holocauste (verset 31), et : Il accomplit à son égard le vœu qu’il avait fait (verset 39), ne soient bien difficiles à entendre dans un autre sens que dans celui d’un sacrifice à proprement dit. Cette dernière interprétation a été généralement reçue jusqu’au moyen-âge, où les interprètes juifs ont commencé à proposer l’autre sens. Nous ne nous sentons pas en état de nous prononcer et laissons le lecteur décider lui-même en tenant compte des raisons pour et contre que nous venons de présenter. »

Enfin, le commentaire de M. De Genoude (1792-1849), séminariste et traducteur abonde lui-aussi dans ce sens :

« La même chose paraît assez, par ce que Dieu mit un bélier en la place d’Isaac, qu’il n’avait ordonné à Abraham de lui offrir en sacrifice que pour éprouver sa foi et son obéissance. D’ailleurs si, selon la loi, il y avait des personnes consacrées à Dieu en plusieurs cas, pour les faire servir à des usages sacrés, cette même loi en permettait le rachat, comme on l’a vu ci-dessus ; ce que Jephté, en qualité d’hébreu, ne pouvait ignorer. C’est ce qui a engagé plusieurs savants de premier ordre à dire que Jephté ne fit point vœu d’immoler sa fille, mais de la consacrer à Dieu par une perpétuelle virginité, comme ils prétendent qu’il le fit. 
En effet, les termes du vœu de Jephté peuvent se traduire ainsi : « Tout ce qui sortira au-devant de moi….sera à l’Éternel, ou sera offert en holocauste » la particule hébraïque, qu’on traduit ordinairement et, signifiant souvent ou, selon la remarque d’un savant. Suivant cette explication, le vœu de Jephté aura été alternatif. Comme il pouvait se présenter à sa rencontre des personnes ou des animaux, au premier cas, les personnes devaient être consacrées à Dieu ; au second, les animaux devaient être offerts en holocauste, supposé qu’ils fussent purs ; autrement il aurait fallu les échanger.
Ce sentiment est confirmé par cette remarque. Dans l’exécution de ce vœu, l’histoire ne dit pas un seul mot d’holocauste ; omission qui ne paraît point naturelle, si ce sacrifice se fût exécuté. Au contraire, il n’y est parlé que de la virginité de la fille de Jephté ; elle alla pleurer avec ses compagnes de s’y voir condamnée, et les filles d’Israël allaient célébrer tous les ans, pendant quatre jours, cet événement. 
La seule difficulté qui se présente ici, c’est la consternation de Jephté à la rencontre de sa fille. Il déchira ses habits et fit de grandes lamentations. Mais si on considère le génie de ces siècles, on trouvera que Jephté, n’ayant que ce seul enfant, c’était une assez grande affliction pour lui de se voir privé, par ce vœu, de l’espérance d’une postérité, et que ce n’était pas un acte médiocre de sa piété et de sa reconnaissance, que de ne pas la racheter, comme il pouvait le faire.

« L’accomplissement du vœu de Jephté, dit Sacy, a pu être fait, non par la mort réelle du corps de sa fille, mais par la consécration perpétuelle de sa virginité : ce qui est nommé dans l’Écriture du nom de mort (Lév 27, 29). »

Quand bien même on adopterait le sentiment de quelques personnes qui prétendent que Jephté immola réellement sa fille, on n’en pourrait rien conclure contre la divinité de la religion des Hébreux ; car le vœu de Jephté est un vœu qui lui est entièrement particulier : il n’était pas commandé par la loi, puisque la loi, au contraire, défendait de manière expresse le sacrifice des victimes humaines. »

1 Commentaire

  1. Francis Hubert

    Tres excelllent commentaire, En effet, a une epoque ou « chacun faisait ce qu’il pensait etre bien » Jephte, influence par les cultes environants, crut qu’il serait agreable a Dieu que soit fait un sacrifice, fut il humain. Malre sa tristesse il sacrifia bien sa fille, raison pour laquelle Dieu ne protegea pas ses enfants, lorsque 70 d’entre-eux furent egorges. Felicitation pour ce bel article etaye.

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