20 mai 2025
Alexandre Nanot

Romains 16.7 : Junia, une femme apôtre ?

La question de savoir si Junia(s) est un homme ou une femme est toujours au cœur des débats actuels. Souvent, la discussion porte sur la question du ministère féminin. Une femme peut-elle prêcher ? Avoir la fonction d’apôtre ? Bref, toutes ces questions reviennent de manière cyclique et, à l’ère d’un féminisme qui tente de s’imposer, il est normal que l’Église du XXIᵉ siècle se pose la question et aille même jusqu’à se positionner. Mais, disons-le simplement, que dans la vie de famille comme dans la société, les hommes ont besoin des femmes et les femmes ont besoin des hommes. Les deux sont complémentaires et ne doivent pas s’opposer. L’étude de la présence des prénoms féminins mentionnés dans le chapitre 16 de l’Épître aux Romains montre que parmi les 26 personnes à qui Paul adresse ses salutations, environ un tiers (8 pour être précis) sont des prénoms féminins. Nous allons nous arrêter sur l’une d’entre elles : Junia, car dans chaque livre traitant du ministère féminin, un passage est dédié à son cas. Mais commençons par regarder ce que les traducteurs en disent.

Voyons quelques traductions françaises courantes :

Bayard : Saluez Andronicus et Junia, gens de ma race et compagnons de captivité.
Albert-Rilliet : Saluez Andronicus et Junie, mes parents et mes compagnons de captivité.
Martin 1744 : Saluez Andronique et Junias mes cousins, qui ont été prisonniers avec moi.
Semeur 2015 : Saluez Andronicus et Junia, qui sont du même peuple que moi.

Parmi les traductions françaises qui voient en Junias un prénom masculin, notons la NBS (et qui l’insère dans ses notes en bas de page, dans la version détude) : Saluez Andronicos et Junias, qui sont de ma parenté et qui sont aussi mes compagnons de captivité ; ils sont très estimés parmi les apôtres, ils étaient même dans le Christ avant moi. La MARTIN de même, mais surtout la Traduction du Monde Nouveau qui traduit : Saluez Andronicus et Junias, des membres de ma famille et mes compagnons de captivité, des hommes bien connus des apôtres et qui sont en union avec Christ depuis plus longtemps que moi. On voit là tout de suite une traduction orientée.
Les prénoms se terminat pas « -as » sont généralement masculin : Barnabbas, Ananias, Elymas pour ne citer que ceux-là.
En grec : Iounían est un accusatif du nom féminin Iounía – Junia : c’est le choix de la Bible du Semeur, S21, Bayard, Bible pastorale (Junie).
Iouniãn, lui est un accusatif du nom masculin Iouniãs – Junias : c’est le choix de la Français courant, Darby, Jérusalem, TOB, Segond, Synodale, NBS, Martin et la TMN.

Voyons à présent les plus anciens textes grecs que nous connaissons :

Voici l’analyse de Chantal Reynier, la spécialiste de l’illustre apôtre des païens, qu’elle évoque dans son livre Les femmes de saint Paul :
« Cette personnalité a animé les débats en raison du problème posé par son nom, à l’accusatif dans le texte : lounian (Rm 16, 7) et qui rend difficile son identification. S’agit-il d’un homme ou d’une femme ? En fait, le doute qui pèse sur le nom n’est pas simplement une affaire grammaticale. Il se trouve que Junia bénéficie conjointement avec Andronikos du titre d’« apôtre ».
Or, un tel titre est impossible, pense-t-on, s’il s’agit d’une femme. Depuis Aegidius Romanus, au XIIIe siècle, en passant par Luther et jusqu’à nos jours, cet accusatif a été interprété diversement. Si le nom est masculin, l’alpha doit porter l’accent circonflexe, s’il est féminin, l’iota a un accent aigu. Le masculin Iounias qui n’est pas attesté pourrait être le diminutif d’une forme latine Iunianus, Iunianius ou encore Iunilius. En revanche, le nom féminin de Iunia est fréquent (250 fois dans le corpus des inscriptions d’Italie). 
Les éditions du Nouveau Testament, jusqu’à la première parution du travail d’Eberhard Nestle en 1898, retiennent quasi unanimement le féminin de Iunia
À partir de 1898 jusqu’à la 26ᵉ édition de Nestle-Aland, toutes les éditions, à l’exception du Majority Text de Hodges Farstad, basculent et optent pour le masculin. Puis, avec la 27ᵉ édition (corrigée) de Nestle-Aland et UBS (1998), on revient au féminin : Iunia.
Aujourd’hui, l’équivoque est levée. La critique textuelle et les éditions scientifiques du Nouveau Testament s’accordent sur le féminin. La manière dont Junia est citée avec Andronikos indique qu’elle est son épouse. Andronikos porte un nom qui affirme un certain prestige (« victoire », « victorieux »). Junia et Andronikos sont d’origine juive et appartiennent à un réseau familial – le même que Paul – grâce auquel il est possible de développer des affaires à l’échelle internationale en installant des relais, des entreprises avec de multiples succursales dont l’administration est confiée à des membres de la parenté (syngeneia’s). Hérodion (Rm 16.11), Lucius, Jason et Sosipatros (Rm 16.21) font aussi partie de cette parentèle de Paul. 
Pour cette raison, il paraît impossible que Junia soit une affranchie de la célèbre famille des Junia. Junia et son mari sont sans doute des Juifs hellénisés qui ont embrassé très tôt la foi chrétienne. Feraient-ils alors partie du groupe des 72 (Lc 10, 1) ou du groupe des hellénistes à Jérusalem ou alors appartiendraient-ils à la communauté d’Antioche ? Autant d’hypothèses plausibles, mais impossibles à vérifier. »
(Les femmes de saint Paul, Chantal Reynier – Cerf 2020) 

Qui étaient Andronicus et Junia ?

Paul les qualifie de συγγενής – syggenês, un mot désignant la parenté. Ce peut être ses parents, voir ses cousins (ce qu’a choisi la traduction Martin), ou bien de la famille proche, car le même mot est employé au v. 11 au sujet d’un certain Hérodion, qui lui aussi, aurait un lien de parenté avec Paul. Le v. 21 évoque aussi Lucius, Jason et Sosipatros qui sont, eux aussi, considérés comme tels. On pourrait alors le comprendre comme Sylvain Romerowski l’a fait dans la Semeur 2015 dans le sens de « qui sont du même peuple que moi ».

L’évolution de Junia au fil des siècles

Je ne vais pas refaire le travail que d’autres ont déjà fait et je remercie Valérie Duval-Poujol pour l’avoir effectué dans son livre La Bible est-elle sexiste, Empreinte temps présent – 2021, dont voici quelques extraits :

– Le plus ancien papyrus que nous connaissons à ce jour est le P46, c’est la plus ancienne copie de Romains 16.7 que nous possédons. Le grec lit Julia à la place de Junia, ce qui est incontestablement un prénom féminin.

– Les manuscrits grecs les plus anciens du NT, lorsqu’ils reçoivent une accentuation (ultérieure à la première rédaction), correspondent à un nom féminin : le Vaticanus (du IVᵉ siècle mais accentué au VIᵉ ou VIIᵉ siècle), le codex L (du VIIIᵉ siècle), le codex de Bèze (accentué vers le IXᵉ siècle), le codex 0150 (au IXᵉ siècle).

– La grande majorité (pour ne pas dire tous) des manuscrits écrits en minuscules datant du IXᵉ au XIVᵉ siècle : cela inclut notamment le manuscrit n°33, « la reine des minuscules » datant du IXᵉ siècle et l’ensemble de la tradition textuelle byzantine (environ 800 manuscrits).

– Les anciennes versions de la Bible ont un nom féminin Junia : la version en copte sahidique du IVᵉ ou Vᵉ siècle, la Vieille latine, la version syriaque, etc.

– L’ensemble de la tradition patristique, les Pères de l’Église latins ou grecs. Fitzmyer, dans son étude sur Romains cite seize commentateurs du premier millénaire considérant Junia comme une femme : Jean Chrysostome, Jérôme (il identifie l’apôtre avec Julia, un nom de femme, comme nous l’expliquerons plus loin), Théodoret de Cyr, Jean Damascène, Pierre Abélard, etc.

Parmi les Pères de l’Église, citons Chrysostome, évêque de Constantinople, qui a écrit ceci en 407 à propos de Junia : « Être un apôtre est une grande chose. Être « remarquable » parmi les apôtres, imaginez donc quel merveilleux éloge ! De fait, qu’elle ne dut pas être la sagesse de cette femme pour qu’elle soit jugée digne du titre « apôtre ».

Face à cette armée de témoins, quels manuscrits présentent une accentuation indiquant un nom masculin ?

Pas un, absolument aucun. Il faut attendre le XIIIᵉ siècle pour trouver un écrit attestant le nom masculin Junias. Gilles de Rome, philosophe et théologien italien (1247-1316) semble être le tout premier à considérer Junias comme un homme, partant très certainement du principe que seul un homme peut être apôtre. Il l’appelle Julian. Certains défenseurs d’un masculin Junias citent Origène. Dans son commentaire sur Romains (10.39) un de ses traducteurs a traduit ce nom au masculin. Toutefois, dans tous ses autres manuscrits, il choisit un féminin pour Junia, même dans son commentaire sur Romains (10.21).

Citons également Épiphane (315-403) auteur d’un Index des Disciples dans lequel il liste Junia comme « un de ceux dont Paul fait mention (et) qui devint évêque d’Apamée de Syrie ». Puisque Épiphane use du masculin (« un de ceux ») pour évoquer Junias, John Piper et Wayne Grudem, opposants connus au fait que Junia soit une femme apôtre, en concluent que pour Épiphane, Junias est bien un homme. Toutefois, ces auteurs rappellent que dans son ouvrage, Épiphane considère également que Priscilla est un homme, ce qui rend son témoignage « fortement suspect ». 

Il est à noté que chez Plutarque (46-125), Brutus VII-I (Vies parallèles), il est question d’une “Junia” qui est la soeur de Brutus et l’épouse de Cassius.

Si nos Bibles modernes (particulièrement en français, allemand et hollandais) adoptent un nom masculin, cela vient probablement de Martin Luther qui traduit au masculin dans sa Bible en 1522 : « Grüßet den Andronikum und den Juniam » (« Saluez Andronicus et Junias »).

Calvin rejette explicitement l’idée que Junia (ou même Andronicus) ait pu faire partie des Apôtres au sens strict du terme. Voici ce qu’il écrit :

« Certains comprennent ici le mot apôtres en un sens plus large… Mais, ce titre d’apôtre étant si élevé, il est difficile de croire qu’il ait été attribué à une femme. »

Et encore : « Car il est tout à fait absurde que des femmes soient mises à un rang aussi élevé. » Autrement dit, même si Junia était une femme hautement estimée, Calvin refuse l’idée qu’elle ait été une apôtre, car cela contredirait, selon lui, l’ordre de l’Église où les femmes ne peuvent exercer de telles fonctions. Pour ce faire, il interprète « éminents parmi les apôtres » comme « connus des apôtres ».
Calvin lit le grec « episēmoi en tois apostolois » non pas comme « éminents parmi les apôtres », mais comme « estimés par les apôtres ». Il dit en substance : Ils étaient honorés aux yeux des apôtres, mais n’étant pas eux-mêmes apôtres. Cette interprétation permet à Calvin de contourner l’attribution du titre d’apôtre à une femme, en insistant plutôt sur la reconnaissance de Junia par les apôtres, et non en tant qu’apôtre.

L’argument principal pour défendre cette position est proposé par le responsable du comité scientifique du GNT, Metzger (Bruce METZGER. A textual commentary on the Greek NT, 2001) : « Considérant comme improbable qu’une femme soit parmi ceux qualifiés « d’apôtres », certains membres du comité comprennent ce nom comme étant le masculin Iouniãn, Junias, le prenant comme l’abrégé de Junianus. »

Conclusion

Pour revenir à Romains 16, nous y voyons deux couples, Andronicus et Junia ainsi que Priscilla et Aquila. Cela nous montre que les duos missionnaires n’étaient pas une exception au début du christianisme.

On trouve un écho de cette pratique en 1 Corinthiens 9.5 quand Paul demande : « N’aurions-nous pas autorité d’emmener avec nous une femme, une sœur comme les autres apôtres, les frères du Seigneur et Céphas ? »

La rencontre avec Junia et ses amies contribuera donc à modifier l’image d’un Paul bien moins misogyne que ce que l’on voudrait nous faire croire. Il s’est entouré d’un grand nombre de collaboratrices remarquables et cela devrait jeter une lumière nouvelle sur d’autres passages polémiques de ses lettres, souvent eux aussi victimes de traductions biaisées ou orientées.

2 Commentaires

  1. Renata-Sylvie Rossetto

    Merci Alexandre ! Gloire soit rendue à Dieu nôtre Père Céleste et au Seigneur Jésus Christ ! Dieu dit dans les prophètes : » Je mettrais de mon Ésprit sur mes fils et mes filles. ».
    Longtemps j’ai repensé à l’Écriture qui me rassurait quant à l’enseignement que me donne mon Seigneur par son Ésprit Saint. Et, cela fait déjà 2 articles que je lis ici qui me conforte…
    Par contre, j’ai en mon cœur la conviction qu’il me faut porter le foulard ou un voile, lorsque je suis en présence de frères, selon se que Paul nous prescrit concernant « les anges et notre rang. La femme étant issue de l’homme et donc malgré qu’il n’y ait plus ni homme ni femme », il reste cette particularité que je préfère mettre en pratique par amour pour mon Dieu.

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    • Jean-Baptiste Dupuy

      Amen

      Réponse

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