MARCION – L’HÉRÉTIQUE (85-160)
Marcion naît aux environs de 85 dans la région du Pont, à Sinope (Nord-Est de la Turquie, au bord de la mer Noire), région ayant déjà connu une forte influence du christianisme. Il semblerait que son père, un riche armateur, devint un évêque. Très jeune, Marcion répand déjà des idées qui seront très vite classées comme hérétiques. Il est excommunié et doit fuir. Il descend en Asie Mineure (Turquie actuelle) mais là, il est mal accueilli. Il se rend alors à Rome vers 135 et y séjournera un assez long temps. C’est là qu’il entreprend la base de son canon du Nouveau Testament et la rédaction de son ouvrage Antithèse. Dès lors, il représente un véritable danger pour les jeunes communautés chrétiennes.
En juillet 144, il est excommunié par l’Église de Rome. À partir de ce moment, une propagande de grande ampleur va commencer et Marcion va implanter des communautés à travers tout le bassin méditerranéen, ce qui sera sérieusement dommageable pour les jeunes communautés chrétiennes, semant la confusion et créant ainsi des divisions. Justin Martyr écrit que dix ans plus tard, sa propre Église connaissait déjà une forte extension (1 Apologia 25.6). Marcion dut mourir aux environs de 160.
Ce que l’on sait de lui et de sa doctrine, nous est surtout rapporté par Justin Martyr, dans les Écrits d’Eusèbe de Césarée – Histoire Ecclésiastique, ainsi que chez Tertullien dans son Adversus Marcionem. Nous trouvons aussi une trace, d’après Hippolyte de Rome, que Marcion aurait chassé pour avoir tenté de séduire une vierge, dans une métaphore de l’hérétique qui tente de corrompre l’Église vierge.
Les églises marcionistes se développèrent et subsistèrent jusqu’au Ve siècle mais on en trouve néanmoins des traces jusqu’au XVIe siècle.
St Irénée de Lyon, Adv. Haer 3.3.4 : On raconte qu’un jour Marcion croisa Polycarpe, l’aborda et lui dit : « Nous reconnais-tu ? » et Polycarpe de répondre : « Je te reconnais, tu es le premier-né de Satan. »
Le point de départ de sa doctrine
C’est suite à la méditation de l’épître aux Romains et celle aux Galates que lui est venue la réflexion d’une opposition entre la loi et l’Évangile, entre la Justice et l’Amour. Il conclut à l’existence de deux principes divins, d’une part, le Dieu de colère dépeint dans la Bible hébraïque et d’autre part le Dieu d’amour dont parlent les Évangiles. Ce dernier est le père de Jésus-Christ, venu pour abroger la Bible hébraïque et le culte de son démiurge. Pour lui, Jésus a abrogé l’économie de la loi pour laisser place à celle de l’Évangile. Partant de là, il rejettera l’Ancien Testament, qu’il considère comme témoin d’une économie abrogée et dépassée, caduque et désuète. Il en déduit donc l’existence de deux dieux, celui de la loi et de l’Ancien Testament, face à celui de l’Évangile, le dieu d’amour que prêche Jésus. Son erreur théologique procède d’un dilemme difficilement soluble et d’une conviction d’abord parfaitement orthodoxe : Comment le Dieu bon, que nous fait connaitre Jésus-Christ, peut-il s’identifier avec le Dieu juste, prompt à châtier, tel qu’il apparaît dans l’Ancien Testament ? Voilà le point de bascule de la théologie de Marcion.
Tertullien, qui lui donna le surnom de “Loup du Pont”, rapporte dans ses écrits que Marcion avait aussi composé une sorte de manuel qui accompagnait son Nouveau Testament, connu sous le nom d’Antithèse. Ce manuel est composé de deux parties : Une partie historique et dogmatique, montrant ainsi comment le pur évangile s’est altéré et l’autre partie exégétique, qui explique les textes du Nouveau Testament.
Marcion interprète ce passage de Matthieu où l’on ne doit pas déchirer d’un habit neuf un morceau pour le mettre sur un vieil habit, pas plus qu’on ne met du vin nouveau dans de vieilles outres et ce, pour bien marquer l’incompatibilité entre les deux alliances.
Le Nouveau Testament de Marcion
Je l’ai déjà dit, mais Marcion rejette complètement le canon de l’Ancien Testament, car le Dieu là n’est pas le même que celui qui est présenté dans le Nouveau. Le terme “Ancien Testament” viendrait de lui. Pour lui, c’est un ensemble de documents (livres) relatifs à une économie dépassée, caduque. C’est pourquoi, il convient mieux pour nous d’employer l’expression “la Première Alliance” ou “les Écritures” (terme désignant l’ensemble des 39 livres), terme qu’emploient d’ailleurs Jésus et les Apôtres. (Mt 21.42 ; Mc 14.49 ; Lc 24.27 ; Jn 7.15 ; Act 18.28).
Marcion reconnaît que Paul prêchait le pur évangile mais les Évangiles avaient mal compris le message de Jésus en y intégrant des notions judaïques. Marcion va donc entreprendre la constitution d’un canon du Nouveau Testament qu’il va expurger.
Le seul évangile qu’il garde est celui de Luc. (Est-ce parce que Luc est le seul auteur non-juif ?). On sait d’après Irénée de Lyon, vers 185, que Marcion aurait mutilé l’évangile de Luc, qu’il ne fait commencer qu’au ch 4,32. Et voici les passages qu’il supprima aussi : Lc 11. 30-32 ; 13. 29-35 ; 20. 9-19 ; 21. 18, 21-24 ; 22. 35-38 ; 22. 49-51 ; 23.39-43 ; 24.12. Même la parabole du père et ses deux fils de Luc 15 fut supprimée.
À cela, il ajoute 10 épîtres de Paul, plaçant en tête l’Épître aux Galates car celle-ci exprime assez bien son exposé herméneutique. Les chapitres 9-11 de l’Épître aux Romains sont retirés, ainsi les lettres pastorales et l’Épître aux Hébreux.
Ordre des livres du corpus paulinien chez Marcion : Gal, 1 et 2 Cor, Rm, 1 et 2 Thess, Eph, Col, Ph, Phim.
« Marcion massacra les Écritures pour les adapter à son système ».
Tertullien, De praescriptione, 38
Une fois les livres sélectionnés, il faut là encore entreprendre un travail de retouche et de découpe, pour que s’harmonisent les textes sacrés et sa doctrine. Alors, il épure, il retire toute trace de judaïsme. Tout ce qui peut être gênant et s’oppose à sa doctrine, doit disparaître. L’Évangile de Luc ne commencera donc qu’au ch.4 v.32 et certains chapitres de Romains, comme tout le chapitre 4 et les chapitres 9-11, sont complètement ôtés. Certains passages, là où le Père de Jésus est identifié au dieu de l’Ancien Testament, sont eux-mêmes retouchés, comme en Galates 1.1 où il supprime καὶ θεοῦ πατρὸς (et Dieu le Père) et ce, pour faire dire que Jésus-Christ n’est pas ressuscité par Dieu le Père (de l’AT) mais qu’il s’est ressuscité lui-même.
Nous pourrions dès lors penser que Marcion est le premier à avoir été éditer un canon néotestamentaire ou qu’il serait l’initiateur du premier « Canon chrétien », mais en constituant sa liste restreinte, il est plutôt l’ancêtre de ceux qui ont cherché à établir un « Canon dans le Canon », un Évangile fondamental servant à évaluer les autres Écrits jusqu’à les écarter au besoin de la liste en usage.
Il va sans dire que sa rupture avec le judaïsme se veut être nette, aussi va-t-il supprimer le mot “nouvelle” dans le passage de Luc où Jésus dit : Cette coupe est la “nouvelle“ alliance.
Il est intéressant de noter que, dans un prologue anti-marcionite retrouvé sous la forme d’une version latine, il indique que le 4ème évangile fut publié du vivant de Jean l’Apôtre et a été mis par écrit, sous la dictée de Jean par Papias, l’un des habitants de Hiérapolis.
Sa christologie
Marcion, sur les traces de Platon, enseigne que la matière est source du mal. Ainsi sa christologie s’explique par un certain docétisme qui voit que le Christ n’a pu s’incarner qu’en apparence pour accomplir sa mission (dokein, apparence). Le Verbe ne s’est pas véritablement fait chair. C’est par refus de la création que Marcion refuse l’incarnation.
Notons que pour Marcion, Jésus n’est pas le messie qu’attendent les Juifs, il n’est pas né de la Vierge Marie, mais il serait apparu à la quinzième année du règne de Tibère sans avoir connu ni naissance ni croissance, ses souffrances ne furent pas réelles et il s’est ressuscité lui-même. Il sauve ainsi l’homme en le rachetant par sa mort. Pour lui, le Christ ne nous libère pas du péché d’Adam mais apporte le message du Dieu bon, qu’il ne connaissait pas jusque-là, ce Dieu bon qui n’a rien à faire avec le monde.
Autres règles instituées par Marcion
La matière étant quelque chose de mauvais, il la déclare impure. Comme le monde et l’homme n’ont pas été créés par le Dieu bon, mais, comme dans la gnose, par un démiurge, le salut exige un éloignement du monde. Marcion bascule inévitablement dans une ascèse et un isolement très strict. Par conséquence, Marcion décide donc de n’appliquer le baptême qu’aux personnes non-mariées ; exception est faite pour les personnes en fin de vie. Autre détail : Dans les églises qu’il a établie, la Sainte Cène se fait avec de l’eau et non du vin.
Extrait tiré Eusèbe de Césarée – Histoire Ecclésiastique
Cerdon et Marcion
« Un certain Cerdon, prit, lui aussi, comme point de départ la doctrine des gens de l’entourage de Simon ; il résida à Rome sous Hygin, le neuvième à détenir la fonction de l’épiscopat par succession à partir des apôtres et enseigna que le Dieu annoncé par la Loi et les prophètes n’est pas le Père de notre Seigneur Jésus-Christ : car le premier a été connu et le second est inconnaissable, l’un est juste et l’autre est bon. Il eut pour successeur Marcion, originaire du Pont, qui développa son école en blasphémant avec impudence le Dieu annoncé par la Loi et les prophètes : d’après lui, ce Dieu est un être malfaisant, aimant les guerres, inconstant dans ses résolutions et se contredisant lui-même. Quant à Jésus, envoyé par le Père qui est au-dessus du Dieu, Auteur du monde, il est venu en Judée au temps du gouverneur Ponce Pilate, procurateur de Tibère César ; il s’est manifesté sous la forme d’un homme aux habitants de la Judée, abolissant les prophètes, la Loi et toutes les œuvres du Dieu qui a fait le monde et que Marcion appelle aussi le Cosmocrator.
En plus de cela, Marcion mutile l’Évangile selon Luc, éliminant de celui-ci tout ce qui est relatif à la naissance du Seigneur, retranchant aussi nombre de passages des enseignements du Seigneur, ceux précisément où celui-ci confesse de la façon la plus claire que le Créateur de ce monde est son Père. Par là, Marcion a fait croire à ses disciples qu’il est plus véridique que les apôtres qui ont transmis l’Évangile, alors qu’il met entre leurs mains, non pas l’Évangile, mais une simple parcelle de cet Évangile. Il mutile de même les épîtres de l’apôtre Paul, supprimant tous les textes où l’Apôtre affirme de façon manifeste que le Dieu qui a fait le monde est le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, ainsi que tous les passages où l’Apôtre fait mention de prophéties annonçant par avance la venue du Seigneur. Selon Marcion, il n’y aura de salut que pour les âmes seulement, pour celles du moins qui auront appris son enseignement ; quant au corps, du fait qu’il a été tiré de la terre, il ne peut avoir part au salut.
À son blasphème contre Dieu, il ajoute encore, en vrai porte-parole du diable et en contradicteur achevé de la vérité, l’assertion que voici : Caïn et ses pareils, les gens de Sodome, les Égyptiens et ceux qui leur ressemblent, les peuples païens qui se sont vautrés dans toute espèce de mal, tous ceux-là ont été sauvés par le Seigneur lors de sa descente aux enfers, car ils ont accourus vers lui et il les a pris dans son royaume ; au contraire, Abel, Hénoch, Noé et les autres « justes », Abraham et les patriarches issus de lui, ainsi que tous les prophètes et tous ceux qui ont plu à Dieu, tous ceux-là n’ont point eu part au salut : voilà ce qu’a proclamé le Serpent qui résidait en Marcion ! En effet, dit Marcion, ces «justes» savaient que leur Dieu était sans cesse en train de les tenter; croyant qu’il les tentait alors encore, ils ne sont pas accourus à Jésus et n’ont pas cru à son message : aussi leurs âmes sont-elles demeurées aux enfers. Puisque ce Marcion est le seul qui ait eu l’audace de mutiler ouvertement les Écritures et qu’il s’est attaqué à Dieu plus impudemment que tous les autres, nous le contredirons séparément : nous le convaincrons d’erreur à partir de ses écrits et, Dieu aidant, nous le réfuterons à partir des paroles du Seigneur et de l’Apôtre qu’il a conservées et qu’il utilise.
Pour l’instant, il nous faut faire mention de lui, pour que tu saches que tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, adultèrent la vérité et blessent la prédication de l’Église, sont les disciples et les successeurs de Simon, le magicien de Samarie. Bien que, dans le but de tromper autrui, ils se gardent d’avouer le nom de leur maître, c’est pourtant sa doctrine qu’ils enseignent; ils mettent en avant le Nom du Christ Jésus comme un appât, mais c’est l’impiété de Simon qu’ils propagent sous des formes diverses, causant ainsi la perte d’un grand nombre ; par ce Nom excellent, ils répandent leur détestable doctrine ; sous la douceur et la beauté de ce Nom, ils présentent le venin amer et pernicieux du Serpent, qui fut l’initiateur de l’apostasie. »
Alexandre NANOT
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